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  • Hirokazu Kore-eda

    RETOUR SUR HIROKAZU KORE-EDA

     

    A l'heure où sort cette semaine son nouveau film en France – I wish, nos vœux secrets, malheureusement absent des cinémas lorrains – peut-être est-il temps de revenir faire le point sur les trois derniers films de Hirokazu Kore-eda, un des cinéastes héritiers du réalisme et du traditionnalisme d'Ozu. Nobody Knows, Still Walking et Air Doll marquent la carrière aujourd'hui épanouie de Kore-eda, trois films aux sujets et personnages très différents.

     

    Marginalité et Normalité

    Tous les protagonistes des films de Kore-eda s'attachent à une certaine marginalité dans la société japonaise, celle-ci régie par le sens de la norme, des conventions et des mœurs tirés de la tradition. En cela, Kore-eda s'avère le digne successeur de Yasujiro Ozu, cinéaste japonais qui a sans cesse tenté, à travers ses films, de révéler les failles de ses protagonistes à travers stillfamille.jpgleurs habitudes en apparence paisibles et répétitives.Le rapport à la famille, ou au groupe en général, est le prisme de ces révélation, chacun devant se confronter à la masse. Dans Still Walking, récit classique d'un repas de famille où se soulèvent peu à peu les regrets et les questions, le deuxième fils, vivant dans l'ombre du souvenir de son frère décédé à la suite d'un acte de bravoure, ne cesse de se confronter aux exigences de « normalité » que lui renvoient sa sœur ou ses parents. Normalité d'avoir des enfants, même avec la jeune veuve avec laquelle il s'est remarié, normalité d'avoir un travail bien payé (le fils cache ainsi son chômage), normalité d'avoir une voiture pour sa sœur. Au bout d'heure et demie de film, le personnage finit par s'exclamer « Mais qu'est-ce que vous avez tous à vouloir être normal ? ». Le fils cadet se confronte ainsi, durant tout le film, à cette exigence d'idéal que lui confèrent ses proches. Lui-même ennuyé par cette exigence, par la frustration de son père qui n'a pas eu de successeur pour son cabinet de médecin, ou par la tristesse de sa mère ayant connu la mort de son frère aîné, le protagoniste ne cesse, par son comportement, d'exacerber ce poids de la normalité. La mise en scène, et plus précisément le travail sur l'espace et le rapport à l'architecture des maisons japonaises, renforce en permanence cette obsession de la « normalité », car les murs qui encadrent les protagonistes caractérisent de fait l'encadrement exigé dans la société.

    A l'inverse, les enfants de Nobody Knows se distinguent par la marginalité qui les caractérisentnobodymere.jpg dans la société : marginalité car ils n'existent pas, car ils doivent rester cachés, silencieux et enfermés, loin des autres activités que peuvent effectuer les enfants de leur âge. La réalisation de Kore-eda s'avère plus tendue dans ce film, les prises de caméra à l'épaule étant plus fréquentes et l'ensemble traité de manière réaliste, presque documentaire. Par ce choix, Kore-eda fait capter toute une tension autour de ce mystère et de cette peur de se faire découvrir, peur dictée par la consigne de la mère et la séparation induite par les placements en foyer sociaux. De plus, la marginalité apparaît dans ce film par le surprenant contraste entre l'âge des protagonistes et les missions adultes qu'ils s'auto-assignent. Le jeune Akira doit porter toute la responsabilité de l'état de ses frères et sœurs, tente d'agir comme un adulte, tente d'imiter une image d'adulte parfait, tandis que les parents alentours s'avèrent de véritables enfants. Les personnages s'obligent ainsi à se plier à une « normalité » et à des apparences paisibles impossibles à atteindre. Au début du film, la mère d'Akira se présente ainsi comme calme et sérieuse, alors qu'elle se révèle rapidement adolescente dans sa manière de penser.

    aircosplay.jpgL'héroïne d'Air Doll, poupée sexuelle amenée miraculeusement à la vie, tente elle aussi de se plier à la normalité. En découvrant le monde alentour, elle connaît de nombreuses désillusions et tente de s'intégrer à la vie humaine, bien souvent en suivant les publicités et les préjugés. Ses tenues vestimentaires en témoignent, sortes de cosplays hérités des mangas pour jeunes filles, avec petites jupes à volants, tabliers de serveuse, uniformes d'écolières... Elle se fait engager dans une boîte de location de vidéo, les comédies musicales contribuant à surenchérir ses espoirs et sa volonté d'intégration. L'expérience d'Air Doll s'avère aussi une lutte contre la standardisation, cette poupée, par ce phénomène fantastique de vivre, cherchant à échapper à sa fonction primaire, qui est de combler les manques sexuels des hommes. Elle lutte contre le fait d'être un simple produit ou jouet passif et tente de prouver le contraire, fait difficile car de nombreux hommes abusent d'elle par la suite.

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    Secrets et Libérations

    nobody.jpgNobody Knows, le titre de son film le plus plébiscité et, avouons-le, le plus impressionnant, pourrait s'appliquer au cinéma tout entier de Kore-eda. Les personnages souvent enfermés entre quatre murs – les enfants dans l'appartement, la famille réunie dans la maison familiale, la poupée dans la chambre de son propriétaire – symbolisent et rappellent sans cesse le rapport au secret, à l'enfermement des désirs et des envies : la poupée d'Air Doll désirant découvrir le véritable amour par elle-même, en-dehors de la sexualité frustrée qu'elle est censée combler ; la jeune fille voulant aller à l'école dans Nobody Knows, impuissante face à sa mère infantilisante ; et enfin tous les protagonistes de Still Walking, gardant leurs frustrations et leurs colères derrière une façade paisible. Dans ce dernier, le portrait familial s'avère extrêmement fort et d'une justesse remarquable, chacun à la fois incarnant un personnage clé dans la cellule familiale attendue, tout en révélant une certaine cruauté ou un comportement inattendu. Par exemple, la grand-mère aux petits soins pour ses enfants n'hésite pas à torturer psychologiquement le jeune homme ayant été sauvé par son fils décédé, le rappelant à venir se prosterner chaque année.

    Le sentiment de frustration, né de l'étouffement de ces désirs, s'avère extrêmement bien cernénobodyext2.jpg chez Kore-eda. Le fameux jeu sur l'architecture, les pans de portes ou de murs encadrant les personnages dans de nombreuses séquences, désignent aussi cet étouffement. Chez Nobody Knows, ou chez Air Doll, les séquences en extérieur s'avèrent ainsi bien souvent, et par contraste, le symbole de la libération et de la liberté des corps et des esprits : courses à pied et jeux enfantins pour les jeunes de Nobody Knows ; découverte sensible et sensorielle de la naïve héroïne d'Air Doll. Dans ces séquences, les plus fortes dans ces films, la parole n'agit pas ou s'exerce par de simples exclamations spontanées, et le corps prend le dessus, connaît la libération pour un temps, ne se soucie pas des apparences. Dans Still airext.jpgWalking, les moments d'extérieur font souvent place à la sérénité et au repos, notamment lorsque les protagonistes retournent sur les lieux du drame de l'accident et de la mort du fils aîné, car ils sortent du cocon familial et de la fameuse maison pleine de souvenirs et d'exigences quotidiennes. Cependant, sans cette accroche à l'habitat, les personnages ne pourraient survivre. Paradoxalement, l'appartement de Nobody Knows recèle de dangers, mais s'avère plus d'une fois un refuge. Et la poupée d'Air Doll finit sa vie à l'état de déchet, abandonnée dans la rue, se sentant totalement rejetée de tout habitat ou lieu d'intégration.

    Les films d'Hirokazu Kore-eda témoigne ainsi d'une lutte permanente, d'un paradoxe constant et symbolique, entre le souci des apparences et la marginalité, le conflit des apparences avec les désirs intérieurs, le conformisme à la fois étouffant et rassurant de la famille, l'encadrement, l'intégration avec la folle liberté. 

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  • Apart Together

    La Résignation

     

    APART TOGETHER – Wang Quan'an

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    Après La Tisseuse, Wang Quan'an nous présente son nouveau film, passé assez inaperçu dans les salles. Apart Together s'attache de nouveau à un personnage de femme, cependant bien plus âgé que les héroïnes du Mariage de Tuya ou de La Tisseuse. Bien moins puissant que ce dernier, le film de Wang Quan'an fait partager les notions de résignation, de regret et de vieillesse à travers un événement historique. En 1949, Liu, jeune soldat comme beaucoup d'autres, part se réfugier à Taïwan devant l'avancée des troupes communistes. Derrière lui, sa femme Qiao enceinte attend son retour puis finit par se remarier pour avoir une bonne condition de vie. 50 ans plus tard, l'exilé revient de Taïwan et réapparaît, décidé à emmener son amour de jeunesse.

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    Le film de Wang Quan'an peut être vu comme l'exact opposé de La Tisseuse. Là où l'un commençait par un récit réaliste dur (une jeune tisseuse mère de famille apprenant qu'elle est condamnée à mourir) et se finissait sur une note d'espoir et d'onirisme, l'autre, Apart Together semble débuter sur un retour bienheureux (les retrouvailles avec l'amour de jeunesse, reçu triomphalement dans la famille) mais entraîne peu à peu sur les chemins de la résignation et de la désillusion. Le vieil homme, revenu de Taïwan après la mort de sa seconde femme, est reçut en héros en Chine, où les victuailles peuplent la table et la fanfare des jeunes enfants interprète des airs maladroits. Le nouvel époux de Qiao accueille l'ancien amour de sa femme avec une réelle convivialité. Pas de drame distancié, par d'explosion de larmes ou de sentiments chez Wang Quan'an, l'accueil s'effectuant sous les apparences rassurantes des traditions et de la chaleur culinaire et surtout alcoolique. Le film décrit bien plus une tension permanente, fragile du fait de cette conservation des apparences. Qiao n'ose exprimer, en tant que bonne mère de famille, ses véritables regrets et son désir de repartir avec Liu. Certains séquences, terribles, décrivent ainsi les réactions égoïstes de ses proches, telles ses filles l'accusant de trahison, son mari, tombant dans une sorte d'aphasie, ou son fils, négligeant son père revenu.

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    Le plus intéressant reste le personnage du mari. Wang Quan'an s'y attarde avec une relation triangulaire trouvant son apogée dans une scène de repas arrosé et nostalgique autour de la table entre les trois protagonistes âgés. Ce personnage, d'une réelle justesse et excellemment interprété par Cai Gen-Xu, oscille à la fois entre un sincère respect de sa femme et de son ancien amant, et une réelle frustration de la voir partir. Lors de la fameuse scène filmée en plan-séquence au niveau de la table, la mise en scène met bien avant le déchirement de Qiao, entre son mari fidèle et malade et son amour de jeunesse romantique, entre la tradition et la possibilité du renouveau. De cette séquence, il se dégage également une profonde nostalgie, incarnée à travers les chants entonnés par les trois personnages, seul moment où, à travers l'évocation des souvenirs, ils se rejoignent. Au final, l'espoir de Qiao, magnifiquement interprétée par la célèbre actrice Lisa Luo, se flétrira dans une émouvante scène de séparation. Par contraste, ou par rééquilibre, sa petite-fille viendra lui annoncer qu'elle pourra se marier avec celui qu'elle aime.

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  • L'ange ivre

    L'ANGE IVRE (1948) – Akira Kurosawa

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    Sorti en DVD dans la belle collection Les Introuvables de Wild Side Video (qui avait déjà édité Le Vase de Sable de Yoshitaro Nomura, assistant réalisateur de Kurosawa), L'Ange Ivre est un chef d'oeuvre d'humanité. Huis-clos centré dans les banlieues de Tokyo, le film s'attache à décrire la relation improbable entre un médecin colérique dévoué à ses patients et un jeune chef yakuza atteint de la tuberculose. On retrouve la force expressive des personnages de Kurosawa, traversés par des sentiments épiques, et pourtant sans cesse ramenés à une condition misérable et un environnement détestable.

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    D'emblée, le générique s'ouvre sur des vues d'une sorte de mare boueuse autour de laquelle va se jouer tout le drame. Les habitants versent leurs déchets dans cette mare, causant une pollution et rendant l'environnement insalubre, où de nombreux habitants tombent gravement malades. Au bord de cette immonde mare bataille le médecin Sanada pour soigner ses patients, atteints de la tuberculose. Colérique et alcoolique, ce personnage de médecin porte tout le film par ses comportements antithétiques s'assimilant au titre du film. On songe au Docteur Akagi de Shohei Imamura (1997) qui a du s'inspirer de ce film de Kurosawa : même protagoniste de médecin campagnard et vivant dans la misère, se dévouant corps et âme envers ses patients mais possédant un caractère farouche et bougon. Le personnage, profondément attachant, est incarné par le génial Takashi Shimura, incarne cette ambiguité propre aux protagonistes de Kurosawa : à la fois agaçant et tendre, il exprime son profond dégoût de la nature humaine, miné par des sentiments de frustration quant à la misérable carrière qu'il connait, mais contredit ses paroles par ses actes généreux. Comme il le dit lui-même dans une des répliques, il est un « ange », malgré les apparences.

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    Sa générosité va ainsi se verser dans son approche du jeune yakuza, qu'il tente d'aider. Les rares rencontres entre les deux, temps forts pendant une bonne partie du récit, se finissent cependant toujours de la même manière, le yakuza explosant de violence face au médecin railleur et ce dernier lui balançant la moitié de son matériel médical à la figure. Les relations s'avèrent toujours tumultueuses chez Kurosawa, sorte d'amour-haine féroce dynamisé par un jeu très expressif, une gestuelle explosive des corps dans l'espace étroit du cabinet du médecin. La présence du célèbre acteur Toshiro Mifune dans le rôle du yakuza tient pour beaucoup dans cette agressivité constante, l'acteur traînant une silhouette élégante et nonchalante d'où percent parfois des accents de rage et de violence pulsionnelle. Le film dépeint cette relation avec une véritable finesse et une ambiguité constante.

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    La mise en scène précise cerne l'avancée du drame et du récit. Tout d'abord, la maladie du yakuza s'imprime à l'écran par le rappel constant des plans de la mare boueuse s'étendant devant le cabinet du médecin, symbolisant la tumeur qui s'étend dans les poumons du jeune homme, polluant son corps. Ensuite, la déchéance sociale du yakuza dans son quartier passe par le jeu de l'acteur et l'inscription de plus en plus marginalisée dans le cadre : il traîne avec peine sa silhouette malade parmi la foule, devenu inconnu ; il se déhanche fiévreusement sur la piste de danse ; il s'appuie contre les poteaux les plus penchés, prêt à se renverser par terre. Kurosawa capte les moments de déchéance derrière les airs vaniteux de l'homme de pouvoir, notion reprise par Takeshi Kitano par la suite. Seuls le médecin et sa douce assistante restent au chevet de l'homme dépossédé, gueule d'ange auquel le titre pourrait aussi se référer. La déchéance trouvera son coup d'éclat dans une impressionnante scène de lutte au couteau dans un couloir envahi de peinture, véritable ivresse violente filmée. L'Ange Ivrereste ainsi une œuvre forte chez Kurosawa, malheureusement non reconnue lors de sa sortie, mais qui n'a rien perdu de sa profonde humanité.

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  • La danseuse de Mao

    LA DANSEUSE DE MAO – Qiu Xiaolong

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    L'épais volume avec sa photographie d'une jeune femme assise dans un bar et fumant une cigarette avec provocation avait capté mon attention. Je ne connaissais Qiu Xiaolong que de réputation dans le domaine du polar. La Danseuse de Mao s'avère une belle surprise, autant dans la qualité de l'écriture et du récit que dans l'aspect historique, politique et culturel. Comme pour beaucoup de polars, l'enquête menée par l'inspecteur Chen et son adjoint Yu est un prétexte à analyser les héritages communistes et les troubles politiques après la chute de Mao. Qiu Xiaolong, qui s'est exilé aux Etats-Unis pour écrire, a lui-même connu les répressions de la Révolution Culturelle, son père ayant été poursuivi par les révolutionnaires et beaucoup d'éléments autobiographiques transparaissent à travers le personnage de Chen, sorte de double de l'auteur.

    Peut-être la culture américaine fait de la Danseuse de Mao un polar conventionnel mais efficace dans son déroulement, alternant moments d'action et de découvertes, recherches vaines, pauses explicatives et résolution finale un peu hâtée. Le livre captive cependant par le regard pertinent qu'il offre de la Chine, et ce, à travers une série de protagonistes et d'intrigues qui montrent les différentes conséquences de la chute de Mao. Le pays apparaît creusé par le fossé entre de grands pontes riches et entrepreneurs, profitant de l'offre capitaliste, et une majeure partie de la population dans la pauvreté, certains regrettant même le temps de Mao.

    Dans ce contexte, l'inspecteur Chen mène l'enquête, miné par des soucis d'ordre amoureux (aucun héros de polar n'échappe à cette règle) et profitant de ses nombreuses relations pour soutirer toutes informations. Dans cette Chine, il doit avancer avec prudence, usant de métaphores, proverbes ou citations. Notre inspecteur est un homme cultivé, poète amateur à ses heures et nous découvrons à travers lui la culture poétique chinoise. Des poèmes de Mao sont notamment analysés pour leurs significations intimes, jalonnant toute l'avancée de l'enquête. La Danseuse de Mao est ainsi une enquête efficace et très intéressante sur le plan historique et culturel.