PANDORA HEARTS – Jun Mochizuki
Je voulais parler de ce manga depuis longtemps, d’autant plus que les premiers tomes sont maintenant enfin sortis en librairie (toujours ce paradoxe entre le succès croissant de la bande dessinée japonaise dans notre pays et une publication française rare). Pandora Hearts de Jun Mochizuki est une version revisitée du mythique Alice aux Pays des Merveilles de Lewis Carroll, qui inspire également de nombreux autres mangas. Mais, et c’est ce qui fait le talent de cette série, l’auteure ne s’en tient pas à une vision moderne ou parodiée des figures du roman. Elle en utilise juste les codes pour mieux les assortir à son récit et à son propos, bien éloignés du questionnement d’Alice.
Oz Vessalius est l'héritier de la famille Vessalius, l'une des familles appartenant aux quatre duchés. A 15 ans, il doit passer une cérémonie de passage à l'âge adulte. Un événement pendant cette cérémonie l'entrainera dans un monde sombre et confus : un monde parallèle connu sous le nom d'Abysse, sorte de Pays des Merveilles horrifique. Il y rencontrera Alice, figure tyrannique à la recherche de ses souvenirs perdus. Derrière cette rencontre, une foule d'événements et de personnages vont s'introduire peu à peu, tous connectés par les événements mystiques et à la recherche de la vérité.
A travers le merveilleux royal de Pandora Hearts se retrouvent des thèmes bien typiques à la culture japonaise, notamment la question du passé et de la mémoire, qui hante chaque protagoniste. Le récit brasse avec un certain lyrisme l’action aux réflexions psychologiques des héros, les intrigues politiques au mystère des souvenirs morcelés d’Alice. Un fort symbolisme romantique agit tout au long des chapitres, tels les topoï de la rose, de la montre à gousset, de la mélodie familière, des jardins secrets, des évanescentes du passé… L’atout de Pandora Hearts est son scénario jouant sur la fragmentation, à l’image de la mémoire morcelée et incomplète d’Alice. Le mystère s’épaissit et se complexifie au fur et à mesure des chapitres, les indices étant délivrés par fragments, suggestions, visions fugitives sur le papier. L’ambiance joue aussi une importance capitale dans cette histoire, bardée de romantisme, d’onirisme envoûtant. Le trait est gracile et élégant, le découpage aéré et agréable, à la fois dépouillé et voluptueux lors des scènes de souvenirs, ou torturé et angoissant lors des introspections intérieures.Paradoxalement, si le mystère s’étoffe au fil des chapitres, le lecteur reste accroché, et le suspense se fait plus prenant, tout agissant sur la suggestion ou le souvenir, donc entretenant un doute constant jusqu’à ménager de grands moments dé révélation flamboyant. Il est ainsi assez plaisant de lire ce manga qui, loin des actions survoltées et grotesques de certains autres, laisse sa place à l’imagination du lecteur, grâce à son lyrisme empli de mystère et d’intrigues.
Les personnages du manga s’avèrent assez bien nuancés, échappant à de nombreux lieux communs typiques des protagonistes de ce genre. Chacun se retrouvera en proie au doute selon les situations. Le personnage principal, Oz, jeune garçon volatile, gai comme un pinson ayant un certains sens de l’opportunisme, révélera sa solitude par la suite. Alice, figure féminine très forte et tyrannique, oscille en permanence entre son côté féroce et la beauté de sa franchise. Gil, serviteur d’Oz, verra sa dévotion à son maître remise en cause par tous les autres protagonistes. Sharon, figure de jeune fille passionnée, révèle une sagesse infinie. Break, undes personnages les plus populaires de la série au Japon, est une sorte de Chapelier Fou charmant et inquiétant, tentant de dominer les situations par son comportement cynique. Mais un autre personnage me semble le plus tragique et complexe, c'est celui, empreint d'héroïsme, d'Eliot Nightray, sorte d'incarnation nostalgique de certaines valeurs perdues comme l'honneur, la fierté du nom, le sens chevaleresque et de l'amitié. Ce personnage, dont l'apparition semble hasardeuse au début, se connecte progressivement à l'immense toile d'araignée qu'est l'intrigue de la tragédie de Sabrié (événement mystique et apocalyptique autour duquel planent tous les souvenirs disparus), et se retrouve précipité dans un destin tragique avec son serviteur Leo, par ailleurs lui aussi un personnage très ambivalent.
Dans Pandora hearts, à l'instar de Nabari No Ou, l'ennui est rare, du fait de l'ambiance envoûtante, chaque page étant une délectation des yeux, les illustrations peintes de l'auteur étant particulièrement belles. Les personnages sont de plus tous attachants, car tous mystérieux et échappant aux habituels lieux communs des héros typés de nombreux mangas. Au fil des chapitres, la dimension tragique s'intensifie, et certains passages s'assimilent à une véritable catharsis visuelle. Jun Mochizuki réussit à imprimer visuellement, par des découpages parfois violents et un travail typographique brutalisé (mais loin de tomber dans le gore ou l'horrifique, c'est là toute la qualité de son oeuvre qui conserve en permanence une certaine élégance) la torpeur psychologique de ses personnages, souvent dans l'incompréhension face à l'immensité de ce qui les dépasse. Difficile de comprendre, dans ces passages, quel est le véritable objet de leur peur, le mystère confinant parfois jusqu'à l'abstraction, et pourtant, l'impression s'en retrouve fortifiée et intensifiée, déchirante et troublante.
Pandora Hearts fut adapté en anime de 25 épisodes et n'échappe pas à cette règle cruelle de la déception, la série peinant à restituer la force de l'oeuvre originale, surtout en raison de la mollesse de l'animation. Reste l'atmosphère, assez bien rendue grâce à une très bonne bande originale, et le casting de voix, toujours excellent au Japon (notamment Akira Ishida, qui interprète le personnage du Chapelier Fou, un doubleur très populaire à la voix exquise).
Pandora Hearts de Jun Mochizuki fait parti, à mon sens, avec Nabari No Ou, des meilleurs mangas dans le paysage adolescent actuel. Le talent de la jeune auteure ne cesse d'évoluer au fil des tomes (14 en ce moment sont déjà parus au japon, mais le final semble s'approcher), qui amènent à des sommets d'émotion et de tension. Une première série très prometteuse, par sa sincérité et son style affirmé.