Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis
Jiro Taniguchi
RETOUR SUR JIRO TANIGUCHI
J'ai beaucoup parlé de mangas pour adolescents dans cette rubrique, et peu de ce qui se passait du côté des adultes. Il faut dire que le "seinen" s'exporte beaucoup moins que les mangas pour jeunes générations, étant donné que cette dernière est plus demandeuse que la génération adulte (qui a, du coup, et malheureusement, généralement une mauvaise perception des bandes dessinées japonaises). L'un des rares à s'être imposé dans le paysage français est l'illustre Jiro Taniguchi, révélé il y a quelques années déjà. Je me rappelle lire les premières oeuvres de Jiro Taniguchi vers 13 ans, à la même époque que le Poulet aux prunes de Marjane Satrapi (ils étaient tous deux les deux auteurs très en vogue à l'époque dans le rayon BD). L'auteur japonais est le seul (avec Osamu Tekuza, pilier dans l'histoire du manga, et à la limite Naoki Urasawa, l'auteur de Monster, 20th Century Boys ou récemment Pluto) à être totalement reconnu dans le domaine du manga et considéré comme un vrai artiste. Ce constat est malheureux, le manga étant souvent considéré comme un sous-genre, bardé de clichés d'un dessin à la va-vite, d'un trait grotesque et hyperbolique et d'une intrigue de divertissement. Si beaucoup n'échappent pas à ces caractéristiques (mais, après tout, l'hyperbole et la niaiserie existent aussi bien dans de nombreuses BD européennes !), certains mangas sont de vraies perles, capables de générer de multiples émotions et de captiver, dans sa logique de construction en chapitres, presque à l'image d'un roman-fleuve, les yeux et l'esprit avec intensité !
Bref, revenons au très grand Jiro Taniguchi, qui a heureusement contribué à l'ouverture au genre japonais. Pourquoi ce succès et cette reconnaissance ? Le fait est simple : les mangas de Jiro Taniguchi se distinguent par leur composition très occidentale et leur souci d'une narration très soutenue, littéraire et romancée. Le découpage est rigoureux, clair et limpide, les formats sont généralement plus grands que celui d'un manga traditionnel, et la précision du trait domine. les personnages de Jiro Taniguchi oscillent entre la rigueur anatomique de nos vieilles règles occidentales, et les caractéristiques faciales issues du style japonais (yeux larges, deux traits simples pour la bouche, droiture du nez, rondeur de la tête). D'où ce style, ce tracé si particulier, si naturellement agréable, universellement apprécié dans les oeuvres de Taniguchi. Celles-ci ont permis de changer une vision souvent fermée du manga, qui n'y voyait que l'agressivité des traits et du découpage, le grotesque des actions et du propos. Autre élément fondamental chez Taniguchi : le sens du décor et de l'espace. Chaque détail est étudié avec scrupule, rendu avec la finesse de la plume à l'image du travail d'un graveur ou d'un peintre d'estampes. Le Sommet des Dieux, passionnant ensemble sur l'ascension de l'Everest, en est l'exemple le plus probant : le rendu des chaînes de montagne et de la beauté fatale de ces sommets divins y sont sidérants, étourdissants. Ce manga, qu'il faut par ailleurs absolument découvrir, autant pour la finesse du travail pictural que pour l'humanité de son propos, reste l'une des meilleures créations de l'auteur, un bouleversant et long cheminement qui captivent le lecteur d'une page à l'autre.)
Une oeuvre de Taniguchi ne se lit pas comme un simple manga, mais véritablement comme un roman. Chaque page laisse le temps à la complexité de sa composition et à la densité d'un texte bien souvent issu d'une oeuvre littéraire. En cela, le travail est empreint d'une tranquilité zen proche de la pensée asiatique. les thèmes de la plupart des récits de Taniguchi concernent soit la famille, soit le cheminement individuel et spirituel : Quartier Lointain, Le journal de mon père ou Les années douces pour la famille, Le Sommet des Dieux, Seton ou Au temps de Botchan étant plus de grandes fresques s'attachant au rapport de l'homme à la vie, à l'immensité, à sa passion ou à son époque. Quartier Lointain reflète un questionnement proche d'Ozu à partir de cette trame simple : un homme, entre deux voyage d'affaires, connaît une pause atemporelle où il se retrouve rajeuni, dans la peau de lui-même à 14 ans, âge où son père avait quitté la maison. Avec subtilité, le récit, fluide et empreint de nostalgie, décrit l'évolution du comportement de cet homme, qui revit les choses de son enfance, réfléchit à ses regrets ou ses erreurs. Pas de dramatique introspection psychologisante, pas de mélodrame ni de violence, juste une paisible et cruelle observation du monde de l'enfance qui se délite progressivement, à l'image d'un film d'Ozu, dont Taniguchi reconnaît recevoir l'influence. Si son oeuvre se rapproche, par la forme, de la bande dessinée, voire de la littérature occidentales, les récits et la conception de l'humanité restent fidèles à une pensée asiatique : ostentation face au temps qui passe, recherche de l'harmonie, de l'équilibre, profonde spiritualité envers les objets, les paysages, les animaux et le passé. Une oeuvre de Taniguchi se lit de manière posée, paisible, car elle émane une douceur et une humanité profondément sensibles et touchantes.